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J’ai lu il y a environ huit ans
le manuscrit de La Conversation
des morts. Plusieurs
éditeurs avaient eu vent de son
exis-
tence, et il circulait
pour lors
chez Julliard, où
François Bou-
rin était prêt à le
publier. Di-
____________________
PAR FRANÇOIS
TAILLANDIER
verses péripéties
firent obstacle,
et son auteur, que
tout cela ne
semblait guère
passionner, pa-
rut se décider sans en
faire un
drame à remettre la
chose à
plus tard. Je ne
raconte pas cela
pour le plaisir de
l’anecdote,
mais parce que cela
fait partie
de l’effet Michel
Vittoz. J’ai
même I’impression,
ayant ren-
|
|
présence de l’ingénieur
Morel. l’homme qu’elle va aimer, la pe-
tite Amalia devenue grande de-
vinant l’approche de la mort,
et donnant l’amour à ceux qui vont partir... D’ailleurs, tout se dé-
règle dans le chaos final de la guerre ; les prophéties se révè-
lent ironiquement vraies et
fausses à la fois. L'Institut Giu-
liani va fermer ses portes ; et la
fin de cette maison de mort li-
vrera paradoxalement ses occu-
pants à l'inconnu de la vie. Elie,
le jardinier prophète, aura la dé-
convenue de ne pas mourir au
moment désigné par ses nombres progresso-régresssifs…
Étrange, tout cela ? Oui. Le miracle de ce roman autoréfé-
rencé, philosophique et my-
thique, qui n’emprunte au réel que s’il le daigne, est que des
personnages improbables, pris
dans l’histoire et hors d’elle, ras-
semblés dans une fantomatique demeure des Vosges, nous atta-
chent à eux bien autant que
ceux des romanciers « réa-
listes ». Il y a des mensonges,
des jalousies, de l’érotisme. Vit-
toz est même assez bon enfant
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contré deux ou trois
fois l’inté-
ressé, que, si la
directrice litte-
raire de
Buchet-Chaste1 n'était
pas repartie en
chasse, il se fût
aisément résigné, le cas
échéant, à naître posthume.
Pour avoir un tel
cran, il faut
être très sûr de soi;
et Vittoz sait
qu’il se situe fort
loin de la petite
actualité éditoriale.
Il est d’usage, pour
aider le fu-
tur lecteur à s’en
faire une idée,
de placer dans quelque grande
filiation les auteurs
commen-
çants (Vittoz, né en
1946, auteur
d’un roman policier et traduc
-teur d’Edward Bond,
ne peut
être appelé un
débutant). La
|
roman, l'érudition pittoresque
d’un Umberto Eco. L’impression
qui demeure est pourtant que
Vittoz s’appartient, et, s’il a beaucoup lu, a pris le temps
d’instaurer une distance. Privi-
lège, peut-être, des romanciers
qui éclosent dans l’âge mûr.
C’est en fonction de cette matu-
rité que son oeuvre choisit à la
fois ses matériaux et ses proto-
coles.
Les matériaux. En 1924, à
Pavie, Tommaso Giuliani, battu
à mort par une squadra fasciste,
a été veillé par une petite fille
Amalia, dont la gouvernante,
Anna, l’a ensuite inexplicable-
|
le jour où les fascistes l'ont
frappé.
Ce code, un système de pro-
gression à double sens des
nombres, de 1 à 49, organise les
chapitres du roman. C’est une
vision du temps, dans laquelle la
vie et la mort, le passé et l'ave-
nir, ne cessent daller à la ren-
contre l’un de l’autre dans une trajectoire inverse et symé-
trique. Ainsi, à la guerre de
1914, va répondre celle de
1939. « Si la série est une re-
présentation de la vie, il faut
sept allers et six retours, soit
treize mouvements, pour la par-
courir». Ce balancement conti-
|
pour ne pas reculer
devant l'in-
firmière nue sous sa
blouse, qui
monte opportunément
aux bar-
reaux d’une échelle, et on ne lui en veut pas de cette
gaminerie
Il sait à merveille
suggérer les
secrets ouvrir les
placards clos,.
aussi bien que
reconstituer les
premières escarmouches
de l'in-
vasion allemande du
côte du
Grand-Duché. Et sa
prose des
plus sobres, qui
jamais ne.
cherche à se faire remarquer:.
porte une musique discrète;
mais envoûtante.
L’amant d’Anna, l'ingénieur
Julien Morel,
s'interroge quant à
lui sur les
architectures du vide
|
|
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surprise de La Conversation des
morts, dont « L’institut Giuliani » constitue le premier des sept volumes, c’est que
cette entreprise romanesque ambi-
tieuse ne peut être rattachée ni à
Proust ni à Céline, ni à Faulkner
ni à Joyce, à aucune des
grandes oeuvres phares du der-
nier siècle. Tout au plus le climat
|
|
Il sait à merveille
ouvrir
les placards clos,
aussi bien que reconstituer
les premières escarmouches
de l ‘invasion allemande
du côté du Grand-Duché
|
inuel du présent
au passé est le
protocole du
livre : le passé
hante le présent,
la mort envahit la
vie. Même si Vit-
toz n’y fait pas al-
lusion, on peut penser que ce
|
et de l’imminence :
théâtres, ca--
thédrales, et cette
ligne Maginot
à la construction de
laquelle il
participe. Métaphore roma-
nesque encore : c’est à ce même
piège de l’attente que
le roman-
cier et homme de théâtre Vittoz
nous prend ici avec un remar-
quable savoir-faire. On ressort
de ces 380 pages avec
la convic-
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du livre, un hôpital en mon-
tagne, la proximité de la mort le
thème initiatique, la menace
croissante de la guerre, peut-il
rappeler La Montagne magique.
Mais les préoccupations de Vit-
toz ne sont pas celles du chef-
d’œuvre de Thomas Mann. De même, sa fascination pour les nombres, le savant détour
par les pythagoriciens Jam-
blique et Damascius, évoquent-
ils de loin en loin les modélisa-
tions mathématiques de Georges Perec ou du nouveau
|
ment ramené à la vie. Deux ans
plus tard, mariés, Tommaso et
Arma fondent dans les Vosges
l’institut Giuliani, où l’on accom-
pagne vers leur fin des malades condamnés. Le jardinier, Élie, a un rapport avec tout cela. Spé-
cialiste du chiffre durant la Grande Guerre, hanté par l’idée que l’avenir a déjà eu lieu («
Je suis né les pieds devant », dit-
il), il se trouvait également à Pa-
vie en 1924 ; il a percé le secret du code numérique «progresso-
régressif » que détenait Giuliani
|
temps
progresso-règressif est
une métaphore de celui
de la
psychanalyse.
Je ne voudrais
cependant pas donner à croire que cette œuvre très concertée sacrifie à l'ïntel-
lectualisme, fatal au roman dès
lors qu’il en obture
les sources
sensibles. Le lecteur
de Vittoz
sera d’abord happé par
un uni-
vers, des intrigues; des énigmes.
Des données fantastiques,
aussi :
l'identification de Tom-
maso à un chien: la grossesse
d’Anna provoquée par
la seule
|
tion d'être entré dans
un monde
où nous guettent des surprises,
des énigmes, des
questions, des
bonheurs inconnus à ce
jour.
Pourvu qu’il ne nous
fasse pas;
trop attendre la
suite. Il n’est pas
pressé, on l’a dit
plus haut. Mais
nous, pauvres
lecteurs, nous le sommes _____________________
L’Institut Giuliani
La Conversation des morts
d e
M i c h e l V i t t o z
Buchet-Chastel, 19 € (125 F).
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