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ROMAN (FRANCE) 

L'HUMANITÉ du 14/06/2002

 

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LA CHRONIQUE LITTÉRAIRE DE JEAN-CLAUDE LEBRUN

Michel Vittoz,
l'ordre et le chaos

P

arenté des titres : l'Institut
Giuliani
fait d'abord invinci-
blement penser à l'Institut

ensemble jusqu'aux premières heures de la Secondes Guerre mondiale.  Des destinées se croisent sous des dehors 

Benjamenta, le chef-d'œuvre oublié
que le Suisse allemand Robert Walser fit paraître en 1909. Un homme y tenait son journal intime et affirmait son refus de toute évolution, son non-vouloir, dans une ambiance d'étrangeté, de vertige et d'angoisse. On peut raisonnablement penser que Michel Vittoz a intimement fréquenté ce texte, dont Kafka fut par ailleurs l'un des premiers admirateurs. La littérature se nourrit en permanence d'elle-même. Et pourtant à chaque fois elle se renouvelle et invente de nouveaux cheminements. Il en va très exactement ainsi du roman de Michel Vittoz, remarquable par sa qualité d'écriture, son architecture, son alliage maîtrisé d'ordre et de chaos. Une vision puissante s'y développe, portée par des figures dont les dérèglements intimes paraissent venir en répliques à d'autres désordres. Un livre superbe et accablant.  
En prologue au roman, une singulière scène d'amour, au début des années 1970. Un accouplement au rituel saugrenu, quasi monstrueux. L'homme est    sous  le signe même du dérèglement, dans la nuit du 27 au 28 février 1933 : au même moment, à  Berlin,  le Reich-
stag flambait. Arrivé à l'âge de sept ans, il a décidé de ne plus grandir. Sa partenaire, un tout peu plus âgée,  s'est   tenue  pareillement  en  froid  avec la vie. Ce jour-là, dans son langage frustre, l'homoncule lui commande de venir le satisfaire, ainsi qu'à l'accoutumée. Mais la  montée  du  plaisir provoque une «explosion» dans son cerveau. Le rideau tombe. Par sa bizarrerie, par sa déraison, par la personnalité des protagonistes, cet épisode liminaire ne laisse pas de faire penser à un autre grand moment  romanesque,  le monolo
gue du demeuré Benjy, dans le Bruit  et  la  Fureur,  de  Faulkner : une suite de sensations animales, dans un monde hors du temps, qui se construit au fil d'incongrues associations d'idées. La monstruosité et le côté hallucinatoire des pages d'ouverture du roman de Michel  Vittoz délivrent  aussi le sens général de l'histoire à la fois confuse et  étonnamment cohérente qui va suivre. Avec pour cadre la pension Giuliani, un établissement des Vosges qui, dans l'entre-deux-guerres avait accueilli des malades sans espoir de guérison. L'un de ceux-ci, qui s'en est malgré tout sorti, aujourd'hui raconte. Cela commence en 1924, en Italie, lorsqu'un  jeune  militant  de  gauche, Tommaso Giuliani, est violemment molesté par des fascistes dans une rue de Pavie. Sept jours  durant,  il  reste  suspendu entre vie et mort, tandis qu'une petite fille, qui a été témoin de l'agression, ne quitte pas son chevet. Déjà   Michel Vittoz  tend  son filet, commence de nouer entre eux plusieurs  fils  qu'il  va  tenir

d'absolue solitude. Puis des résonances profondes se laissent lentement percevoir entre elles. Je jeune martyr de Pavie s'en est tiré. Il est devenu professeur, a épousé la gouvernante française de son  petit  ange  gardien et donné son propre nom à l'institut qui les abrite   tous  les trois.  Mais un enfant vient à naître, qu'il imagine illégitime, pendant la sinistre nuit de 1933. Et le chaos semble se déchaîner. Tommaso Giuliani désormais en proie à des accès de démence, reste cloîtré pendant sept ans dans une chambre. Sa femme Anna tient les commandes de l'établissement , non sans vivre elle-même  quelques  déchirements intimes.  La  jeune  Amalia,  qui  depuis l'épisode barbare se croit vouée à  accompagner  les mourants, essaie de transfuser aux pension-
naires un peu de la vie qui pousse en elle. Si l'Institut Giuliani fonctionne à la perfection, rien cependant ne s'y déroule selon la norme. L'étrange et l'excessif y prévalent continûment, comme si les difformités latentes du temps venaient déjà s'y concentrer. Ainsi l'enfant   d'Anna  et  de  Tommaso, ce Bruno qui semble se livrer à un jeu absurde dans le fin fond du jardin : creuser des trous et empiler des rebuts hétéroclites pour édifier ce  qu'il  appelle  sa  «ligne  à Maginot».   «Le  monsieur  fou»,   son père, à peine revenu de sa démence, une nuit de 1940, viendra s'y empaler. Une manière d'image emblématique de l'univers de déraison et de chaos en train de se profiler, où la raison du plus fou semble devoir triompher.
Michel Vittoz se lance ici dans une entreprise dont on ne voit aujourd'hui guère d'égale. Renouant avec la  tradition depuis longtemps perdue du cycle romanesque, il annonce six volumes à venir avec les mêmes personnages principaux au nombre de sept. A chaque fois l'un d'entre eux devra disparaître. La mort de Tommaso Giuliani ouvre la série. On n'imagine pas encore ce que  pourront être les suites d'un livre si remarquablement  accompli,  formant en soi un bloc d'une incontestable richesse de sens, aux entrées multiples. Le prologue, une anticipation de trente ans, outre sa haute  fonction  symbolique,  pour-rait également servir d'épilogue, au terme  de  l'aventure.  Et  l'on  ver-rait alors assez bien le dernier partenaire pantelant d'Amalia, Bruno et ses éternels sept ans, traverser le temps avec la même fausse naïveté puérile que l'Oscar Matzerath de Günter Grass, dans le Tambour.

En attendant, l'Institut Giuliani constitue à l'évidence l'un des événements littéraires de ces derniers mois.

 
Michel Vittoz,
l'Institut Giuliani,
Buchet-Chastel, 384 pages,
19 euros.

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